Saperlipopette!

Bien rares sont ceux, en Gruyère, qui n’ont jamais eu affaire, eu recours ou simplement entendu parler de la pratique des secrets. Les plus répandus sont celui du sang – qui arrête les hémorragies – et celui du feu – qui guérit les brûlures. Les autres secrets, couramment utilisés, soignent l’eczéma, les entorses, les verrues, les coliques, les dartres, les migraines et les maux de dents. Mais ce secret, quel est-il? S’agit-il d’un pouvoir reçu? Est-ce de la magie? De la sorcellerie? Existe-t-il plus de faiseurs de secret en Gruyère que dans d’autres régions? Et pourquoi cette tradition perdure-t-elle, à l’heure des scanners et de la technologie? Autant de questions qui en amènent d’autres.
De l’aveu de la quasi-totalité des faiseurs de secret interrogés – qui ont tous préféré rester anonymes, car ils sont déjà énormément sollicités – c’est la prière qui provoque la guérison. Le secret est d’essence religieuse. «La formule est basée sur la religion catholique et elle fait appel aux saints guérisseurs. Les martyrs en particulier», indique Madame V., qui possède le secret du feu.
La foi en Dieu serait donc une condition indispensable pour pratiquer le secret. «Le mécréant ne pourra pas guérir je pense, explique Monsieur M. (feu et sang). Car il faut absolument croire en ce qu’on dit!» Si effectivement la formule est d’essence religieuse, il n’est pas nécessaire, selon Monsieur J. (feu, sang et entorses, entre autres) et Mademoiselle P. (feu, sang, eczéma), d’être catholique et de croire en Dieu tel que la chrétienté le conçoit.

Aimer pour guérir
Pour ces deux faiseurs de secret, l’essentiel est l’élan du cœur. «Il appartient à tous de guérir ainsi, dit Monsieur J. Chaque être qui a la capacité d’aimer a la capacité de guérir. Je suis persuadé que, avec d’autres mots, dans une autre langue, un autre pays, ça fonctionne aussi. Car c’est une manifestation de la vie.» Et Mademoiselle P. d’ajouter: «Nous sommes tous faits de la même matière et nous venons tous de la même source. Vous, les étoiles, ou moi. C’est ce lien que je privilégie quand quelqu’un fait appel à moi pour être soulagé.»
Il est possible dès lors d’imaginer que les faiseurs de secret ont un fluide ou un magnétisme particulier. Mais comme aucun contact physique n’est nécessaire, la chose n’est pas certaine. En effet, le secret se fait souvent par téléphone et à grande distance. «On m’a appelé de Belgique il y a peu, raconte Monsieur M., pour quelqu’un qui saignait encore beaucoup après s’être fait opérer. J’ai fait le secret et ça s’est arrêté.»
Aucune transmission de magnétisme non plus lors de la passation d’un secret. «J’ai dû écrire sur un papier la formule qu’on me dictait», dit Monsieur R. (sang, verrues). Pour Madame V., la transmission fut un peu différente: «La personne qui m’a transmis le secret m’a donné un papier où était inscrite la formule. J’ai dû l’apprendre par cœur et jeter le papier.» A en croire la majorité des personnes questionnées, certaines règles devraient être respectées, comme donner le secret à une personne plus jeune que soi. L’avis de Monsieur J. et de Mademoiselle P. est contraire. Chacun a transmis plusieurs fois ses secrets, indépendamment de l’âge ou de la foi des personnes. Et que dire de l’influence avérée du secret sur les bébés et les animaux? L’effet placebo est ici mis en doute.
Le mystère reste donc entier. Les faiseurs de secret eux-mêmes ne peuvent et ne veulent l’expliquer. «Ce qui est sûr, confie Monsieur J., c’est que je ne suis pas un élu. Je ne suis ni meilleur, ni moins bon qu’un autre. Et pourquoi chercher à décortiquer ce phénomène? Je crois qu’il faut simplement accepter qu’il y ait d’autres réalités, inaccessibles aux êtres humains que nous sommes.» Et de citer Hervé Bazin: «Il faut se résigner à n’avoir qu’une pensée d’homme, à mesurer l’univers par ce millimètre.»

Secret et médecine

La pratique du secret est importante en Gruyère, ainsi que dans le Jura et le Valais. Quand la campagne se couvrait de neige, certains endroits reculés devenaient inaccessibles. Recourir au médecin était quasiment impossible. Les gens faisaient dès lors appel aux guérisseurs et faiseurs de secret du village. Mais malgré les progrès de la médecine, cette mystérieuse tradition perdure. Plus étonnant, les médecins eux-mêmes s’adressent parfois aux faiseurs de secret. «L’hôpital de Riaz a mon numéro, indique Monsieur M. Ils m’ont déjà appelé plusieurs fois pour soulager quelqu’un qui s’était brûlé.» Monsieur R., vétérinaire, affirme lui aussi être contacté par les médecins: «Le personnel hospitalier m’appelle dans les cas d’hémorragie “en plaque”. Si une artère a été sectionnée, on peut la clamper. Mais lors de saignements sur de grandes surfaces, ce qui est parfois le cas chez les gens atteints de tumeurs, les médecins sont démunis.» Aucun médecin de l’hôpital de Riaz n’a toutefois accepté d’en parler. Cependant, l’existence de la liste de faiseurs de secret que possède le CHUV est connue.
Le Dr Mauron, à Broc, avoue avoir parfois envoyé quelqu’un chez un rebouteux (un rhabilleur, qui dénoue les nœuds en manipulant ou en massant le corps), mais n’avoir jamais eu recours à un faiseur de secret. «Mais cela me plaît bien que cette tradition un peu mystérieuse ait sa place en Gruyère! Tout ce qui peut faire du bien aux gens est de toutes les manières bon à prendre.» En médecin cartésien, il ne nie ni n’affirme que les secrets fonctionnent. «Le psychisme est important. Et dans la mesure où les gens croient qu’ils vont guérir, ils vont effectivement mieux guérir que les incrédules.»

Chasse aux sorcières

Les secrets s’inscrivent en Gruyère dans une longue tradition. Comme il s’agit d’une tradition orale, ses origines restent inconnues. Selon Magali Jenny – qui a écrit son mémoire de licence sur les guérisseurs, faiseurs de secret et rebouteux dans le canton de Fribourg – diverses théories existent: les secrets viendraient des druides. Les formules auraient été réadaptées en lien avec la religion catholique, pour qu’elles ne disparaissent pas avec l’Inquisition. Les premières sources écrites remontent au Moyen Age, dans les comptes rendus des procès de sorcellerie. Des descriptions de médicaments et de formules magiques utilisés par les accusés sont souvent mentionnées.
La Gruyère n’échappa pas à la chasse aux sorcières. L’auteur du mémoire cite une lettre écrite par le vicaire Schneuwly au sénat de Fribourg en 1507: «La campagne fourmille de magiciens, de devins et d’hommes qui ont fait un pacte avec le diable. C’est de la sorcellerie. Enjoignez aux baillis par un décret formel de faire venir en ville quiconque est soupçonné de ce crime, pour y être examiné par des gens d’Eglise.» Un grand nombre de faiseurs de secret furent condamnés et exécutés entre le XVIe et le XVIIIe siècle. «Même s’ils révélaient presque toujours leurs secrets, faits de prières et d’invocations aux saints catholiques, les autorités continuaient à n’y voir que de la sorcellerie», écrit Magali Jenny.